CHAPITRE XIV
Giordino était étendu à l’arrière d’une camionnette bleue de l’Armée de l’Air, profondément endormi, la tête posée sur un étui à jumelles et les pieds calés négligemment contre une grosse pierre. Une file de fourmis escaladaient son avant-bras et, en ignorant complètement cet obstacle, continuaient inexorablement leur chemin en direction d’une petite excroissance de saleté. Pitt lui jeta un coup d’œil amusé. S’il y avait bien une chose dont Giordino était capable, et avec beaucoup de talent, se dit-il, c’était de s’endormir n’importe où, à n’importe quel moment et quelle que soit la situation.
Pitt agita ses palmes, pour faire tomber une pluie de sel séché sur le visage tranquille de Giordino. Aucun grognement ensommeillé, ni de réaction soudaine ne suivit cette aspersion. La seule réponse vint de l’un des gros yeux marron, qui s’ouvrit d’un coup, et qui adressa à Pitt un regard de contrariété manifeste.
— Aha ! Voici revenir à la vie notre intrépide gardien à l’œil vigilant, dit Pitt d’un ton indubitablement sarcastique. Je frémis en songeant au nombre de morts, si tu te décidais un jour à devenir garde du corps.
La seconde paupière se releva lentement comme un store, et découvrit l’œil correspondant.
— Juste pour que le rapport soit correct, dit Giordino d’un ton las. Ces deux bons vieux yeux sont restés collés aux jumelles à infrarouge depuis le moment où tu t’es collé ta caisse d’emballage sur la tête jusqu’à ce que tu reprennes pied sur la plage et que tu te mettes à dessiner sur le sable.
— Mes excuses, mon vieil ami, dit Pitt en riant. Je suppose que le fait d’avoir mis en doute ta vigilance sans faille va me coûter un autre verre ?
— Deux verres, murmura Giordino avec malice.
— Entendu.
Giordino se mit en position assise, clignant des yeux dans le soleil. Il remarqua les fourmis et s’en débarrassa avec désinvolture.
— Comment s’est passée ta plongée ?
— Robert Southey devait avoir le Queen Artemisia en tête lorsqu’il a écrit : Tu pourrais ajouter que j’ai trouvé quelque chose en ne trouvant rien.
— Je ne pige pas.
— Je t’expliquerai plus tard, dit Pitt en déposant le matériel de plongée sur le plateau de la camionnette. Des nouvelles de Zac ?
— Pas encore, répondit Giordino en pointant ses jumelles sur la villa de von Till. Lui et Zénon ont emmené un peloton de la gendarmerie locale et ont pris position devant la demeure seigneuriale de von Till. Darius est resté planté devant la radio à l’entrepôt, en balayant les ondes au cas où il y aurait un contact entre la côte et le navire.
— Tout ça me paraît du travail consciencieux, mais malheureusement, c’était du temps perdu, déclara Pitt en s’essuyant les cheveux avec une serviette puis en y passant un peigne. Où un honnête homme peut-il obtenir une boisson et une cigarette dans le coin ?
Giordino indiqua la cabine du véhicule, et dit :
— Je ne peux rien faire pour toi question boisson, mais il y a un paquet de clopes cancérigènes grecques sur le siège avant.
Pitt grimpa dans la cabine et exhuma une cigarette de forme ovale d’une boîte noir et or d’Hellas Specials. Il n’en avait jamais goûté auparavant, et fut surpris par sa douceur. Après les épreuves endurées ces deux derniers jours, il aurait même trouvé agréable de fumer des algues.
— Quelqu’un t’a donné un coup sur le tibia ? demanda Giordino l’air de rien.
Pitt expira un nuage de fumée et jeta un coup d’œil à sa jambe. Il y avait une écorchure d’un rouge profond sous son genoux droit et du sang en suintait lentement sur toute la longueur. Sur cinq centimètres dans toutes les directions, la peau présentait un mélange de vert, de bleu et de pourpre.
— J’ai fait une mauvaise rencontre, avec le bas de la cloison d’une porte.
— Je ferais mieux de t’arranger ça.
Giordino se détourna et alla chercher une boîte de premiers soins de l’Armée de l’Air dans la boîte à gants.
— Une opération bénigne comme celle-là, reprit-il, n’est qu’un jeu d’enfant pour le Docteur Giordino, le chirurgien de renommée internationale. Sans me vanter, je suis très bon aussi pour les transplantations cardiaques.
Pitt essaya de se retenir de rire, mais en vain.
— Essaie seulement de placer la gaze avant la bande adhésive, et pas après.
Giordino fit semblant d’être peiné.
— Voilà des paroles terribles à entendre.
Puis il reprit, l’air à nouveau malicieux :
— Tu changeras de ton quand tu recevras ma note d’honoraires.
Pitt n’avait plus le choix. Il haussa les épaules en signe de résignation et confia sa jambe meurtrie aux mains de Giordino. Ils restèrent silencieux pendant les quelques minutes qui suivirent. Pitt resta assis, plongeant au sein du silence, contemplant la mer aussi bleue que le ciel et la côte qui disparaissait sous les couches de sable blanc accumulées depuis l’aube des temps. La plage étroite qui bordait la route s’étendait sur une dizaine de kilomètres avant de se terminer en une fine bande qui disparaissait derrière la pointe ouest de l’île. Il n’y avait aucune âme en vue à la lisière des vagues ; et cette étendue déserte à l’ambiance mystique présentait le charme romantique des clichés d’agences de voyages, vantant les mers du Sud. C’était en réalité un coin de paradis.
Pitt remarqua que le ressac déferlait sur une soixantaine de centimètres avec un intervalle de huit secondes entre deux crêtes. Les vagues naissaient lentement à moins d’une centaine de mètres. Puis, dans un élan final et furieux, elles se gonflaient et se lançaient à l’assaut de la plage, en soulevant un majestueux panache d’embruns, tout cela pour venir se dissoudre et mourir avec de petits remous sur le sable. Pour un nageur, les conditions étaient parfaites ; pour un surfeur, elles restaient correctes ; mais pour un plongeur, le fond sablonneux et l’eau d’un bleu profond constituaient un gaspillage inutile. Pour une exploration sous-marine digne de ce nom, c’étaient les flots plus verts des fonds semés de récifs qui convenaient le mieux, et qui attiraient les plongeurs, car c’était là que l’on pouvait observer la beauté de la vie sous-marine dans toute sa magnificence.
Pitt effectua un panoramique de cent quatre-vingts degrés pour observer le nord. Là, c’était une autre histoire. De hautes falaises escarpées, dépourvues de toute trace de végétation, jaillissaient de la mer, leurs flancs crevassés et burinés par les assauts inlassables des brisants. De grands éboulis de rochers et des fissures béantes étaient les témoins muets de ce dont était capable la vieille Mère Nature lorsqu’elle disposait des outils appropriés. Une partie de la ligne de falaises attira en particulier l’attention de Pitt.
De façon assez étrange, ce secteur n’était pas pilonné comme les autres. Les flots sous l’énorme massif de rocs étaient calmes et plats, comme un étang de jardin bordé sur trois de ses côtés par des remous d’eaux et d’écume. Sur une centaine de mètres carrés, la mer était verte et paisible, et nul bouillonnement blanc n’apparaissait. C’était un spectacle irréel.
Pitt cherchait à deviner ce qu’un plongeur pourrait découvrir à cet endroit. Dieu seul en personne avait pu observer la formation de l’île, les allées et venues tout au long des époques glaciaires, les modifications du niveau d’eau depuis la formation de la mer antique. Peut-être, se dit-il, peut-être que ce sont tout naturellement les brisants énormes qui ont imprimé leur furie dans le flanc de ces falaises, et qui ont creusé les fonds marins d’innombrables cavernes englouties.
— Et voilà le travail, dit Giordino d’un ton joyeux. Un triomphe de plus pour la science médicale, réalisé par le grand Giordino.
Pitt ne se laissa pas prendre une seconde à cet étalage de vanité. Giordino avait déjà par le passé employé ces tournures comiques pour dissimuler l’affection que lui inspirait Pitt. Giordino se releva, examinant le corps de Pitt, et hocha la tête avec un léger étonnement.
— Avec tous ces pansements sur le nez, la poitrine et la jambe, tu commences à ressembler à la roue de secours d’une bagnole des années trente, comme celles qu’on voit dans les bandes dessinées.
— Tu as raison, dit Pitt en faisant quelques pas pour se débarrasser de la raideur qui avait envahi sa jambe. Je me sens plutôt comme un pneu à l’avant d’une auto-tamponneuse.
— Voilà Zac, dit Giordino en pointant le doigt.
Pitt pivota et regarda dans la direction que Giordino indiquait.
La Mercedes noire faisait route vers eux, en dévalant une des mauvaises pistes qui traversaient les collines, et répandant un nuage de poussière brunâtre. Cinq cents mètres plus loin, le véhicule vira pour emprunter la chaussée côtière, garnie de pavés, et abandonna sa traîne poussiéreuse. Pitt put bientôt percevoir le ronronnement régulier du moteur diesel qui couvrait le bruit du ressac. La voiture vint s’immobiliser aux côtés de la camionnette, et Zacynthus et Zénon en jaillirent. Ils étaient suivis de Darius, qui ne faisait aucun effort pour dissimuler une claudication pénible. Zacynthus portait un vieux treillis décoloré de l’armée, et ses yeux fatigués étaient injectés de sang. Il donnait l’image d’un homme qui venait de passer une nuit blanche et maussade. Pitt lui adressa un sourire de sympathie.
— Alors, Zac, comment ça va ? Vous avez vu quelque chose d’intéressant ?
Zacynthus ne parut pas l’entendre. Il sortit sa pipe de sa poche, d’un geste las, la bourra de tabac et l’alluma. Puis il s’affala lentement sur le sol, où il s’allongea, en s’appuyant sur un coude.
— Les salopards, jura-t-il amèrement, les foutus petits salopards. Nous avons passé la nuit à nous abîmer les yeux et à fureter derrière les arbres et les rochers, avec les moustiques qui nous attaquaient sans arrêt. Et qu’avons-nous récolté ?
Il prit une grande respiration avant de répondre lui-même à sa question, mais Pitt le devança.
— Vous n’avez rien trouvé, vous n’avez rien vu et vous n’avez rien entendu.
Zacynthus eut un faible sourire.
— Ça se voit tellement ?
— Ça se voit, répondit Pitt laconiquement.
— Toute cette affaire m’exaspère au plus haut point, dit Zacynthus, en ponctuant ses paroles de petits coups de poings qu’il assénait à la couche de sable.
— Au plus haut point ? répéta Pitt. Est-ce que c’est vraiment votre limite maximum ?
Zacynthus s’assit et haussa les épaules en signe d’impuissance, puis ajouta :
— Je crois bien que je suis au bout du rouleau. J’ai l’impression de m’agripper au flanc d’une montagne escarpée, dans le seul but de parvenir au sommet du pic enveloppé de brouillard. Il est possible que vous me compreniez, je n’en sais rien, mais j’ai consacré ma vie à traquer des ordures du genre de von Till.
Il s’interrompit un instant, puis reprit, plus calmement.
— Je n’ai jamais baissé les bras. Je ne peux pas laisser tomber. Ce navire doit être stoppé, et pourtant, merci à notre code de justice pur et innocent, il ne peut pas être arraisonné. Seigneur, pouvez-vous imaginer ce qui va se passer si cette cargaison d’héroïne atteint les États-Unis ?
— J’y ai pensé souvent.
— Balancez votre code de justice, lança Giordino d’un ton irrité. Laissez-moi planter une mine-ventouse sur le flanc de ce vieux rafiot et boum, dit-il en écartant les mains pour figurer la détonation. C’est les poissons qui hériteront de la came.
Zacynthus hocha lentement la tête.
— Vous avez une approche très directe, mais un...
— Un esprit simple, coupa Pitt.
— Croyez-moi, reprit Zac d’un ton sinistre, je préférerais voir une centaine d’écoles pour poissons drogués qu’un seul lycéen accroché à la came. Mais détruire ce navire ne résoudrait qu’un problème en particulier : ce serait comme couper un seul des tentacules d’une pieuvre. Nous aurions toujours sur le dos von Till et sa bande de contrebandiers rusés, sans parler de la devinette non résolue sur la façon dont se déroule cette opération – qui est très ingénieuse, je dois bien l’avouer. Non, il faut nous montrer patients. Le Queen Artemisia n’est pas encore arrivé à Chicago. Nous avons encore une chance à tenter à Marseille.
— Je doute que vous ayez plus de succès à Marseille, dit Pitt. Même si l’un de vos faux douaniers français monte à bord, vous avez la garantie de Pitt, pièces et main-d’œuvre, il ne trouvera rien qui vaille la peine d’en parler à sa petite famille.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ? dit Zacynthus en relevant brusquement la tête, surpris. À moins... À moins que vous n’ayez d’une façon ou d’une autre fouillé vous-même le navire.
— Avec lui, rien n’est impossible, fit Giordino à voix basse. Il a nagé vers le navire pendant qu’il était à l’ancre. Je l’ai suivi avec des jumelles infrarouges, mais je l’ai perdu de vue pendant presque une demi-heure.
Les quatre hommes présents regardaient maintenant Pitt d’un air interrogatif.
Pitt éclata de rire et secoua la cendre de sa cigarette.
— Le temps est venu, comme dit le magicien, de vous parler de toutes ces choses. Faites cercle autour de moi, Messires, et écoutez les aventures de cape et d’épée de Dirk Pitt, le gentleman-cambrioleur.
Pitt s’appuya contre la camionnette et se tut un instant. Pendant un long moment, il contempla les visages perplexes qui l’entouraient.
— Alors voilà, finit-il par déclarer en souriant avec malice. Il s’agit d’un petit tour de passe-passe bien exécuté. Le Queen Artemisia n’est rien de plus qu’une façade. Oh ! bien sûr, il vogue sur le bleu des mers, embarquant des cargaisons et les emmenant ailleurs. C’est là que s’arrête la ressemblance entre un véritable cargo et le Queen Artemisia. Il s’agit d’un vieux navire, un ancien et vrai navire, mais sous sa peau d’acier fonctionne un système de contrôle centralisé du tout dernier modèle. J’ai vu la même installation sur un vieux rafiot dans le Pacifique, l’année dernière. Ça ne nécessite qu’un équipage réduit. Six ou sept hommes peuvent s’en occuper facilement.
— Ni vu ni connu, dit Giordino d’un air admiratif.
— Exactement, reprit Pitt en acquiesçant de la tête. Tous les compartiments et toutes les cabines sont aménagés comme sur une scène de théâtre. Lorsque le navire arrive dans un port, l’équipage sort des coulisses et se met à jouer son rôle, comme une troupe d’acteurs.
— Excusez ma perspicacité un peu aveugle, Major, je ne suis qu’un simple mortel, dit Zénon, sans parvenir à cacher son accent distingué sous ce ton un peu fruste. Je ne comprends pas comment le Queen Artemisia peut prendre en charge ce commerce de transport, sans la maintenance nécessaire durant ces voyages au long cours.
— C’est comme une demeure historique, expliqua Pitt. Disons un château célèbre où le feu brûle encore dans les cheminées, où la tuyauterie fonctionne, et où les planchers sont propres et astiqués. Pendant cinq jours par semaine, le château est fermé, mais le week-end, il est ouvert pour les touristes, ou plutôt dans ce cas-ci, pour l’Inspection des Douanes.
— Et les concierges ? demanda Zénon avec ironie.
— Les concierges, dit Pitt à voix basse, vivent dans la cave.
— Seuls les rats vivent dans les caves, fit remarquer Darius d’un ton sec.
— Voici une observation tout à fait appropriée, Darius, dit Pitt en signe d’approbation. En particulier, si l’on considère l’espèce à deux jambes qui nous intéresse ici.
— Des caves, des scènes de théâtre, des châteaux. Un équipage enterré quelque part dans les cales. Où est-ce que cela vous mène ? demanda Zacynthus. Venons-en au fait, je vous prie.
— J’y arrive. Pour commencer, l’équipage n’est pas cantonné au fond des cales, mais sous les cales.
Zacynthus plissa les paupières.
— Ce n’est pas possible.
— Au contraire, dit Pitt en souriant, c’est parfaitement possible si le bon vieux Queen Artemisia est enceinte.
Il y eut un silence incrédule de toutes parts. Les quatre hommes contemplèrent Pitt avec scepticisme. Ce fut Giordino qui rompit le silence en premier.
— Tu essayes de nous faire comprendre quelque chose, mais que je sois damné si j’y pige quoi que ce soit.
— Zac a reconnu que la méthode employée par von Till pour passer ces marchandises en contrebande était ingénieuse, dit Pitt. Et il avait raison. L’ingéniosité tient à la simplicité. Le Queen Artemisia et les autres navires de la Compagnie Minerva peuvent manœuvrer en toute indépendance, ou bien peuvent être contrôlés par un vaisseau satellite attaché à leurs coques. Ce n’est pas aussi ridicule que cela paraît, déclara-t-il d’un ton à ce point sûr de lui qu’il commençait à entamer la suspicion générale. Le Queen Artemisia ne s’écarte pas pendant deux jours de sa route juste pour venir embrasser von Till sur les joues. C’est tout simplement la seule occasion dont ils disposent pour établir des contacts.
Il se tourna vers Zacynthus et Zénon.
— Vous et vos hommes avez épié la villa et n’avez remarqué aucun signe ni aucun signal.
— Et personne qui entre ou qui sorte, ajouta Zénon.
— Même chose pour le navire, dit Giordino sans quitter Pitt du regard, avec curiosité. Nul n’a posé le pied sur la plage, à part toi.
— Et en ce qui concerne Darius et moi, nous sommes d’accord, dit Pitt. Il n’a capté aucune transmission radio et j’ai trouvé la cabine radio déserte.
— Je commence à comprendre où vous voulez en venir, dit Zac pensivement. Toute communication entre le navire et von Till doit avoir eu lieu sous le niveau de la mer. Mais je ne suis pas encore sûr de prendre pour argent comptant votre idée d’un vaisseau satellite.
— Attendez la suite, alors, dit Pitt. Il fit une légère pause, puis ajouta :
— Qu’est-ce qui effectue de longues distances sous la mer, qui transporte un équipage, possède la capacité d’emporter cent trente tonnes d’héroïne, et qui ne sera jamais découvert par les Douanes ou la Brigade des Stupéfiants ? La seule réponse logique est un sous-marin de grande taille.
— Bel essai, mais je ne me rends toujours pas, dit Zac en hochant la tête. Nos plongeurs ont effectué des recherches sous la ligne de flottaison de tous les navires de la Minerva, peut-être une centaine de fois déjà. Ils n’auraient pas manqué de remarquer un sous-marin.
— Je crois qu’il y a plutôt de fortes chances pour qu’ils ne trouvent jamais.
La bouche de Pitt était sèche, et sa cigarette avait un goût de carton brûlé. Il envoya le mégot sur la chaussée et l’observa qui fumait jusqu’à ce que le goudron qui se trouvait sous les braises ardentes ait fondu en une minuscule flaque noire, puis il reprit :
— Ce n’est pas la méthode qui est en faute. Vos plongeurs ont manqué le sous-marin, à cause du moment où ils ont plongé.
— Suggérez-vous que le sous-marin est largué avant que le navire vienne à quai ? demanda Zacynthus.
— C’est l’idée générale, admit Pitt.
— Et ensuite ? Où s’en va-t-il ?
— Pour trouver la réponse, voyons d’abord ce qui s’est passé avec le Queen Artemisia à Shanghai.
Pitt s’interrompit, pour rassembler ses pensées.
— Si vous vous étiez trouvé sur les quais de la rivière Huang Pu, pour observer le navire et sa cargaison, vous n’auriez assisté qu’à une opération de chargement tout à fait normale. Des grues soulevant des sacs – c’est ce qu’il y a de plus pratique pour transporter l’héroïne jusque dans les soutes du navire. L’héroïne a été chargée en premier lieu, mais elle n’est pas restée dans les soutes. Elle a été transférée vers le sous-marin, probablement par une trappe secrète qui a échappé aux appareils de détection des Douanes. Le fret légal est alors amené à bord et le Queen file vers Ceylan. Là, le soja et le thé sont échangés contre du cacao et du graphite – une cargaison toujours aussi autorisée. C’est ensuite qu’intervient le détour par Thasos. Pour recevoir les ordres de von Till, plus que vraisemblablement. Puis, direct sur Marseille pour faire le plein, et l’escale finale à Chicago.
— Il y a quelque chose qui me chipote, dit Giordino à voix basse.
— Quoi donc ?
— Je ne suis pas expert en sous-marin, et je n’arrive pas à m’imaginer comment l’un d’eux pourrait jouer les bébés kangourous sous un cargo. Je me demande aussi comment il se débrouillerait pour loger cent trente tonnes de came à son bord.
— Il a certainement subi des aménagements, reconnut Pitt. Mais il n’a sans doute pas fallu réaliser d’énormes prouesses techniques pour déplacer le kiosque et tout ce qu’il y avait en saillie sur le pont supérieur pour que le sous-marin puisse venir se coller à la coque du navire. Le type de submersible le plus courant pendant la Deuxième Guerre avait un déplacement de quinze cents tonnes, une longueur d’un peu moins de cent mètres, une hauteur de coque de trois mètres – c’est-à-dire approximativement deux fois le volume d’une maison de banlieue. Une fois enlevés les chambres des torpilles, les quartiers pour dix-huit hommes d’équipage et tout l’attirail inutile, vous disposez de plus de place que nécessaire pour entreposer l’héroïne.
Pitt se rendit compte que Zacynthus s’était mis à le regarder de façon très étrange, avec un air de profonde méditation. Puis ses traits exprimèrent les premiers signes de compréhension véritable.
— Dites-moi, Major, demanda-t-il. Quelle vitesse pourrait atteindre le Queen Artemisia avec un sous-marin collé à sa coque ?
Pitt réfléchit un instant,
— Je dirais environ douze nœuds. Sans cette surcharge, sa vitesse de croisière normale doit être plus proche de quinze ou seize nœuds.
Zacynthus se tourna vers Zénon.
— Il est bien possible que le Major soit sur la bonne piste.
— Je comprends ce que vous voulez dire, Inspecteur, dit Zénon avec un sourire qui laissait apercevoir ses dents sous sa moustache. Nous nous sommes plusieurs fois creusé la tête pour comprendre pourquoi les navires de la Minerva modifiaient leur vitesse de croisière.
Le regard de Zacynthus se reporta sur Pitt.
— Et le largage de l’héroïne ? Quand et comment est-il effectué ?
— La nuit, à marée haute, dit Pitt. C’est trop risqué pendant la journée. Le sous-marin pourrait être aperçu du ciel et...
— Ça concorde, le coupa Zacynthus. L’arrivée au port des cargos de von Till est toujours programmée pour après le coucher du soleil.
— Et le largage aussi, avait continué Pitt comme s’il ne s’était pas rendu compte de l’interruption. Le sous-marin est libéré immédiatement après l’entrée dans le port. Sans kiosque et sans périscope, il doit être guidé depuis une petite embarcation qui se trouve à la surface. C’est à ce moment qu’intervient la seule possibilité d’échec, s’il était percuté dans l’obscurité par un navire inattendu.
— Ils possèdent sans aucun doute un pilote expérimenté à bord qui connaît parfaitement chaque centimètre des docks, déclara pensivement Zacynthus.
— Un pilote de port de première force est une nécessité absolue pour le genre d’opérations que dirige von Till, précisa Pitt. Éviter des obstacles sous l’eau et dans des bas-fonds n’est pas vraiment un exercice réservé à un amateur de régates.
— Le problème suivant sur notre agenda, déclara lentement Zacynthus, sera de déterminer l’endroit où le submersible peut décharger et distribuer l’héroïne sans risque de se faire repérer.
— Qu’est-ce que vous pensez d’un entrepôt abandonné ? lança Giordino.
Ses yeux étaient clos et il donnait l’impression de dormir, mais Pitt savait de par sa longue expérience qu’il n’avait pas perdu un mot de la conversation.
Pitt éclata de rire puis ajouta :
— Tout méchant bandit se promenant dans les environs d’un entrepôt abandonné a tôt ou tard affaire à Sherlock Holmes. Les constructions de bord de mer en premier lieu. Un bâtiment inoccupé ne ferait qu’éveiller instantanément les soupçons. Et en plus, Zac pourrait te le confirmer, un entrepôt serait le premier endroit où un enquêteur irait fourrer le nez.
Un petit sourire naquit sur les lèvres de Zacynthus.
— Le Major Pitt a raison, dit-il. Tous les quais et tous les entrepôts sont surveillés de près par notre brigade et par les Douanes, sans parler de la police portuaire. Non, quelle que soit la méthode employée, elle doit être particulièrement intelligente. Assez en tout cas pour avoir fonctionné sans aucun problème durant toutes ces années.
Il s’interrompit un long moment, puis il reprit, d’un ton calme :
— Mais à présent, nous tenons enfin une piste précise. Ce n’est qu’un fil ténu, mais s’il est attaché à une corde, et que cette corde est attachée à une chaîne, alors, avec un peu de chance, nous trouverons von Till accroché à l’autre bout.
— Si vous avez l’intention de suivre la piste que le Major vient d’exposer, dit Zénon, il est de première importance que Darius en informe nos agents à Marseille.
Son ton était celui de quelqu’un qui essaye de se persuader lui-même de faits pas vraiment concrets.
— Non, moins ils en sauront, mieux ce sera, dit Zacynthus en remuant la tête. Je ne veux pas que leur attitude puisse mettre la puce à l’oreille de von Till. Le Queen Artemisia et l’héroïne doivent atteindre Chicago sans être inquiétés.
— Très malin, dit Pitt en souriant. Se servir de la cargaison de von Till pour attirer les requins.
— Ce n’est pas difficile à deviner, dit Zacynthus. Tous les grands truands et toutes les organisations de la pègre qui participent au trafic de drogue seront dans les parages pour accueillir ce sous-marin.
Il s’arrêta pour tirer une bouffée sur sa pipe, puis ajouta :
— La Brigade des Stupéfiants sera plus qu’heureuse d’organiser la réception.
— Pourvu que vous ayez découvert l’endroit où doit s’effectuer le largage.
— Nous le trouverons, dit Zacynthus d’un ton confiant. Le Queen n’atteindra pas les Grands Lacs avant trois semaines. Cela nous laisse bien assez de temps pour fouiller chaque embarcadère, chaque chantier naval et chaque club de plaisance se trouvant sur le littoral ou aux alentours. Avec discrétion, bien évidemment, sans faire hurler les sirènes d’alarme qui éparpilleraient les joueurs.
— Ça ne sera pas facile.
— Vous sous-estimez la Brigade, lança Zacynthus d’un ton blessé. Nous avons l’habitude de faire preuve de beaucoup d’adresse lors d’opérations de ce genre. Pour mettre votre esprit à l’aise, je vous dirai que nous n’avons pas même besoin de découvrir l’emplacement exact. Un radar peut très bien suivre le sous-marin jusqu’à sa destination finale. Et nous pourrons nous montrer au moment le plus opportun.
Pitt lui adressa un regard maussade.
— Vous semblez très sûr de vous.
— À moi de me montrer surpris, Major, dit Zacynthus en lui retournant son regard. C’est vous qui venez de nous indiquer la marche à suivre. La première piste plausible, devrais-je ajouter, qu’Interpol et la Brigade obtiennent en vingt ans d’enquêtes. Seriez-vous en train de douter de vos propres déductions ?
Pitt remua la tête.
— Non, je suis certain d’avoir raison en ce qui concerne le sous-marin.
— Quel est donc votre problème ?
— Je pense que vous êtes en train de mettre tous vos œufs dans le même panier, en concentrant tous vos efforts sur Chicago.
— Vous connaissez un meilleur endroit où tendre un piège ?
Pitt répondit lentement, en pesant ses paroles.
— Mille et une choses peuvent survenir entre l’instant présent et le moment où les Douanes grimperont à bord du Queen Artemisia. Vous avez vous-même déclaré que trois semaines étaient largement suffisantes pour fouiller toutes les villes en bordure de mer. Pourquoi précipiter les choses ? Je vous conseille vivement d’essayer d’en apprendre un peu plus avant d’aller plus loin.
Zacynthus observa Pitt d’un air perplexe.
— Qu’avez-vous en tête ?
Pitt s’appuya à la camionnette. La carrosserie bleue métallique était déjà brûlante. Il tourna son visage buriné vers le large, et contempla la mer avec une expression d’intense concentration. Il inspira longuement, inhalant l’air chargé d’embruns salés venus de la Mer Egée, et cette sensation enivrante le surprit au point qu’il resta sans bouger pendant plusieurs secondes. Il força son esprit à revenir à la froide réalité du moment. Lorsqu’il reprit la parole, il savait ce qu’il devait faire.
— Zac, il me faut dix hommes sur qui je peux compter et un vieux loup de mer qui connaît les alentours de Thasos comme sa poche.
— Pourquoi ? demanda simplement Zacynthus.
— Parce qu’il y a de bonnes raisons de croire que si von Till dirige ses activités de contrebande à partir de sa villa et parvient à entrer en communication avec ses navires en passant sous le niveau de la mer, cela signifie qu’il doit posséder une base d’opération dissimulée quelque part le long de la côte.
— Et vous avez l’intention de la découvrir.
— C’est l’idée, en gros, déclara Pitt.
Il plongea son regard dans celui de Zacynthus.
— Eh bien ? Qu’en pensez-vous ?
Zacynthus joua pensivement avec sa pipe avant de répondre.
— Impossible, dit-il d’un ton ferme. Je ne peux pas vous le permettre. Vous êtes quelqu’un de très habile, Major. Jusqu’ici, vos réflexions m’ont semblé d’une parfaite logique. Et nul plus que moi n’apprécie l’aide inestimable que vous nous avez apportée. Cependant, je ne peux en aucune façon autoriser des actions qui pourraient alerter von Till. Je le répète, le navire et son héroïne doivent atteindre Chicago sans être inquiétés.
— Von Till est déjà alerté, dit Pitt d’un ton assuré. Vous savez bien qu’il ne s’agit pas d’un idiot. Le destroyer britannique et l’appareil turc qui ont suivi la trace du Queen Artemisia depuis Ceylan jusqu’à la Mer Egée étaient des signes plutôt clairs qui indiquaient qu’Interpol se trouvait sur la piste de l’héroïne. Je vous conseille de l’arrêter tout de suite, avant qu’aucun de ses navires n’embarque ou ne débarque une autre cargaison illégale !
— Jusqu’à ce que ce navire dévie de sa route prévue, j’insiste pour qu’il n’y ait aucune intervention policière concernant von Till.
Zacynthus fit une pause, durant quelques secondes, puis reprit d’un ton calme :
— Vous devez comprendre : le Colonel Zénon, le Capitaine Darius et moi-même faisons partie de la Brigade des Stupéfiants. Pour remplir notre tâche avec le plus d’efficacité possible, nous ne pouvons pas prendre en compte la traite des blanches, l’or volé ou le commerce illégal de criminels notoires. Cela peut sembler cruel et sans pitié, je l’admets, mais Interpol possède d’autres hommes de valeur et d’autres départements, spécialisés dans ce genre de crimes. Et ils vous diraient la même chose si ce navire transportait une cargaison se trouvant sous leur juridiction. Non, je suis vraiment désolé, il se pourrait que von Till nous échappe en fin de compte, mais cela ne nous empêchera pas de mettre sous les verrous les plus importants trafiquants de drogue d’Amérique du Nord, sans même parler du fait que nous allons enrayer de façon radicale l’importation massive d’héroïne.
Il y eut un bref moment de silence, puis la colère fit exploser Pitt.
— Quelle connerie ! Même si vous raflez l’héroïne, le sous-marin et son équipage, et tous les dealers de came des États-Unis, vous n’arrêterez pas von Till. À la minute même où il aura déniché de nouveaux acheteurs, il sera de retour avec une nouvelle cargaison de drogue.
Pitt attendit la réaction, mais il n’y en eut aucune.
— Vous n’avez aucune autorité sur Giordino et moi, reprit-il. Tout ce que nous pourrons faire à partir de cet instant, nous le ferons sans votre coopération.
Les lèvres de Zacynthus étaient serrées. Ses yeux lançaient à Pitt un regard féroce. Il jeta un coup d’œil à sa montre.
— Nous perdons du temps. Il ne me reste qu’une heure pour rejoindre l’aéroport de Kavalla et attraper le vol du matin pour Athènes.
Il pointa sa pipe sur Pitt, comme une arme.
— Je déteste employer ce genre d’argument, mais vous ne me laissez pas d’alternative. Même si je vous suis grandement obligé, je suis au regret de vous placer en garde à vue, vous et le Capitaine Giordino.
— Tu parles ! dit froidement Pitt. Nous n’avons pas l’intention d’obéir.
— Vous aurez à subir l’outrage d’une arrestation forcée si vous n’obtempérez pas, dit Zacynthus en tapotant un quarante-cinq automatique rangé dans son étui et qui pendait à sa hanche.
Giordino se redressa paresseusement et saisit le bras de Pitt.
— Tu ne crois pas que ce serait le bon moment pour Giordino-le-Kid de montrer comme sa détente est rapide ?
Giordino portait un T-shirt et des pantalons kaki. Il n’y avait aucune trace visible d’une arme qu’il aurait portée. Pitt était perplexe, mais d’un autre côté, il avait tout à fait confiance en son vieux complice. Il observa Giordino avec un mélange d’espoir et de doute dans le regard.
— Je crois qu’il n’y aura jamais de moment plus approprié.
Zacynthus dégrafa l’étui, et le souleva pour libérer le quarante-cinq.
— Que diable avez-vous encore en tête cette fois ? Je dois vous avertir...
— Attendez, dit la voix grinçante de Darius. S’il vous plaît, Inspecteur. J’ai un compte à régler avec ces deux-là.
Giordino ignora la menace que constituait Darius et reprit la parole aussi calmement que s’il demandait à Pitt de lui passer un plat de pommes de terre.
— Mon tir croisé est très artistique, mais en fait je suis tout aussi rapide avec le revolver sur la hanche. Qu’est-ce que vous aimeriez voir en premier ?
— Pour commencer, dit Pitt plus curieux qu’amusé, je verrais bien un tir rapide, entre les jambes.
— Stop ! Assez ! lança Zacynthus en agitant sa pipe dans l’air de manière irritée. Je vous conseille de vous montrer raisonnables et coopératifs.
— De quelle façon avez-vous l’intention de nous garder au frais pendant ces trois semaines ? demanda Pitt.
— La prison sur le continent, dit Zacynthus en haussant les épaules, possède d’excellents aménagements pour accueillir les prisonniers politiques. On pourrait facilement persuader le Colonel Zénon que voici, pour qu’il use de son influence et qu’il vous réserve une cellule donnant sur...
Zacynthus demeura soudain bouche bée, sans terminer sa phrase. Une rage impuissante lui fit serrer les paupières et il se figea sur place telle une statue dans un parc.
Un petit pistolet, pas plus grand qu’un banal pistolet à amorce, s’était brusquement matérialisé dans la main de Giordino, le canon fin comme un crayon braqué directement sur un point se trouvant exactement entre les deux sourcils de Zacynthus. Pitt lui-même avait été pris par surprise. La logique aurait voulu que Giordino ait essayé de bluffer. La dernière chose que Pitt s’attendait à le voir sortir était une arme à feu aussi réelle que celle-là.